Le soir tombe, dans les rues de Paris, les jeunes gens pique-niquent sur les trottoirs. Un homme seul enlace un arbre. Des martinets traversent le ciel à toute vitesse, en se poursuivant joyeusement. Le rossignol des murailles chante à pleins poumons. C’est le déconfinement. La joie, le soulagement, le bonheur de se retrouver, semblent flotter dans l’air. Pourtant je ne peux m’empêcher d’être inquiet. Je pense à l’après et je n’arrive pas à chasser de mon esprit l’incroyable canicule qui sévit en Sibérie.
Ce matin, j’ai pris des nouvelles des crèches du 93, département dans lequel je travaille depuis bientôt trente ans. Je voulais savoir comment les gens traversent cette épreuve. Les équipes sont courageuses, les petits s’habituent aux masques des adultes et aux « gestes barrière ». Sur le terrain, on cherche des solutions pour faire face au virus. Tout le monde se démène pour prendre soin les uns des autres. Ici on met en place des distributions de repas, là on organise le Covisan, ailleurs on va à la rencontre des habitants pour les écouter, s’entraider. Certaines familles ont peur, d’autres n’en peuvent plus et implorent la réouverture des établissements publics. Alors on ré ouvre les crèches, en espérant que progressivement la situation revienne à la normale.
Pourtant, quelque chose a changé et je crains que ce soit durable. Je sais bien que les enfants s’adapteront, ils ont une faculté d’adaptation incroyable. Quant à moi, je n’arrive pas à me résoudre à ne plus pouvoir leur sourire. Bien sûr, on peut toujours sourire avec les yeux, derrière un masque, mais ce n’est pas suffisant. Bien sûr, ces femmes humbles et merveilleuses qui prennent soin des bébés au quotidien, trouveront toujours le moyen de les prendre dans leurs bras pour les rassurer. Mais je sais aussi que c’est un problème plus profond. Les jeunes qui bavardent ensemble, assis sur les trottoirs, ont certainement passé des heures, comme moi, à télé-travailler et communiquer au travers d’écrans d’ordinateurs. Ils ont besoin de respirer, besoin de liberté, besoin de vent, de ciel, de verdure et d’oiseaux, besoin de chaleur humaine.
Une enfant marche dans la rue avec ses parents. Soudain une petite fille inconnue se jette sur elle et la prend dans ses bras. Sa maman s’excuse. Elle explique qu’ils viennent tout juste de sortir du confinement, et sa fille a un besoin éperdu de contact avec d’autres enfants…
Mesurons-nous à quel point nous avons besoin de contact humain? Il est certain que les enfants s’habitueront à la distanciation et aux nouvelles règles d’hygiène, mais vers quoi nous laissons nous entraîner? On peut toujours s’accoutumer à quelque chose qui est contraire à notre nature, mais en fin de compte, cela s’apparente à un empoisonnement. La grenouille est capable de s’adapter à une eau dont la température s’élève lentement, mais sans s’en rendre compte, elle finit par cuire.
Nous savons tous que cette épidémie n’est pas le fruit d’un malheureux hasard, elle était inévitable. Elle est l’un des innombrables symptômes d’une faillite de notre civilisation. On ne compte plus les recherches et les mises en garde quant à la destruction de notre environnement. La technologisation de notre rapport au monde et la croissance exponentielle de nos sociétés, nous mènent dans un mur. Quand à nos révoltes, elles semblent impuissantes à arrêter un système mondialisé, ivre de sa puissance et qui ne tolère aucune contestation.
Je suis un artiste qui travaille avec des bébés. Pendant cette période de confinement, avec d’autres compagnies, nous avons cherché à comprendre comment nous adapter à cette nouvelle situation. Comment continuer à travailler avec les tous petits? Comment danser, chanter, dire de la poésie, sans pouvoir leur sourire, les toucher? Comment rêver ensemble tout en gardant nos distances? Nous savons combien il est difficile d’engager une relation de confiance avec un très jeune enfant, combien cela est audacieux, fragile et merveilleux aussi. Il n’y a rien de plus précieux qu’une rencontre véritable. Mais cela ne dépend pas seulement de soi, il faut laisser le temps à l’enfant, savoir l’écouter, apprendre à se comprendre, s’apprivoiser, dans toute la complexité d’une relation humaine.
Pour ma part, cette période de privation de contact me fait prendre conscience de l’essence de mon métier. Je me rends compte que les pratiques artistiques pour la petite enfance sont une manière de travailler l’en deçà du langage: nous cultivons la sensibilité humaine. La sensibilité nous relie au monde par des relations de sens, sur lesquelles germent les langues et les cultures. Les femmes qui travaillent auprès des jeunes enfants cultivent elles aussi la relation, le soin, l’art d’être sensibles les uns aux autres. Nous ne faisons d’ailleurs qu’accompagner les parents qui transmettent à leurs enfants la vie et la tendresse d’un même mouvement. Car l’empathie nous est naturelle, on peut la cultiver ou non, mais elle nous rend humains.
On me confie que dans les administrations publiques, les « petites mains » qui œuvrent au bien être des populations, souffrent elles aussi. Toutes ces années de travail, tous ces efforts pour une société bienveillante et solidaire, semblent fondre comme neige au soleil devant ce satané virus. Il semble être le meilleur allié de l’égoïsme qui gouverne le monde. Dans ce département on a toujours résisté, à contre-courant d’une époque qui érige l’individualisme en vertu. Mais la pandémie ouvre la porte à la peur et le repli sur soi, l’indifférence aux autres et à la vie qui nous entoure, la transformation progressive des relations humaines en rapport techniques, autrement dit à tout ce contre quoi nous luttons.
Ne nous y trompons pas, le rêve transhumaniste de remplacer l’humain par la technique, jusqu’à s’émanciper de toute nature, est un cauchemar. Dans les PMI du 93 nous voyons les ravages causés par l’usage abusif des outils numériques sur les bébés. Les enfants exposés trop tôt aux jeux électroniques développent de graves troubles du comportement. Pour certains, ils ne parviennent pas à acquérir le langage, la motricité, et ils ont les plus grandes difficultés à entrer en relation avec leur entourage. Les bébés transhumains sont déjà là, et ce sont juste de pauvres êtres mutilés, privés d’une relation saine et équilibrée au monde.
La crise de notre civilisation est une crise de notre sensibilité. La culture hors-sol institue un divorce avec la nature. Le refus de s’accorder à la nature humaine et à celle de notre environnement, nous mène à notre perte. Les bébés ont besoin de tendresse et de beauté, besoin d’être liés par des filaments de sens qui nous attachent les uns aux autres et à la Terre. Etre humain et être lié à la Terre c’est une même chose, un même mot: « humus » et « humanité » partagent en effet une racine commune, qui nous a donné aussi le mot « humilité ».
Je parle ici des très jeunes enfants, mais je pense également aux personnes âgées qui se laissent mourir, privées de contact avec les êtres qui leur sont chers. Ne jetons pas les bébés et les vieux avec l’eau du bain! Il est certain qu’il faut lutter de toutes nos forces contre la propagation de ce virus, mais nous ne devons pas le faire au péril de nos sentiments humains. Selon certains chercheurs, l’empathie trouverait son fondement dans la nécessité de prendre soin de sa progéniture: la nature nous aurait pourvu de la faculté de vibrer à l’unisson de notre prochain afin de protéger nos enfants, car rien n’est plus essentiel.
C’est notre sensibilité qui fait notre humanité. Dans cette période difficile, nous devons en prendre soin et la cultiver plus que jamais.
Vincent Vergone
01 juin 2020